• Les révoltes arabes, les intellectuels français et la pensée complexe

     

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    Voici bientôt deux mois, le jeune Mohamed El-Bouazizi décédait l’hôpital de Ben Arous, et la Tunisie s’embrasait, entraînant à sa suite nombre de pays arabes.

    Il y a bientôt un mois, un étrange débat était lancé en France par radios et journaux, qui visait à percer le mystère du silence pudique, face aux révoltes arabes, de nos intellectuels mainstream habituellement si prompts à s’enthousiasmer sans raison ou à condamner sans appel. Ce silence, en effet, s’avérait fort gênant. Sans commentateur à commenter, sans intellectuel médiatique pour se tromper et alors que l’on n’avait pas encore pris la pleine mesure indignatoire de « l’incurie de la diplomatie française », la presse nationale demeurait condamnée à rendre compte des seuls évènements d’outre-Méditerranée, et se voyait déjà privée de toute motif valable d’hallali hexagonal.

     

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    L’année 1991 reste gravée dans les mémoires pour avoir vu chuter l’Union soviétique. Elle a aussi garanti un énorme succès de librairie au sociologue américain Francis Fukuyama, qui, profitant que Marx semblait bel et bien devenu  has been, ressuscita le vieil Hegel en publiant un petit traité de phénoménologie de l’esprit à l’usage du grand public intitulé « La fin de l’histoire et le dernier homme »[1]. Le 11 septembre 2001 reste lui aussi gravé dans les mémoires, et probablement dans celle de Samuel Huntington plus que dans toute autre. En effet, les attentats contre le World Trade Center devaient garantir à ce sociologue une immense renommée, en confortant ses thèses relatives au « Choc des civilisations ». Ces deux ouvrages, présentés comme le Yin et le Yang de la pensée politique d’Outre-atlantique et qui ont suscité plus d’anathèmes stériles à l’endroit des sciences sociales américaines et de leur caractère prétendument binaire que de critiques véritablement argumentées, ont au moins un point en commun : leurs titres sonnent comme des slogans publicitaires et résument la complexité du monde en une phrase. Francis Fukuyama et Samuel Huntington ont un avis, et un avis tranché : on respire.

     

    Le début de 2011, de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali à la chute d’Hosni Moubarak puis aux mouvements de révolte en Libye, au Yémen ou à Bahreïn, restera gravé dans les mémoires comme le printemps des peuples arabes. Sera-t-il également considéré comme l’automne des intellectuels français ?

     

    Dans son édition du 6 février, le journal de référence de la France qui se lève tard et autres amoureux de l’actualité postprandiale publiait un article intitulé « A Paris, l’intelligentsia du silence ». Ayant pris le parti délibéré de solliciter des intellectuels dont l’étude des régimes autoritaires arabes n’est pas forcément la spécialité puis leur ayant reproché par anticipation leur discrétion, voire leur ignorance des évènements qui se déroulaient en au Maghreb et au Machrek, Le Monde parvenait toutefois à recueillir le sentiment d’une douzaine de clercs de toutes obédiences. C’est d’ailleurs avec un certain amusement mâtiné de surprise que l’on put constater, au détour de ce texte, de menus points d’accord entre Alain Finkielkraut et Régis Debray. On espère en avoir le fin mot lors du débat « solennel » à Normal Sup proposé récemment par le premier au second, autour des thèses développées par ce dernier dans sa lettre A un ami israélien.

     

    Le lendemain 7 février, c’était au tour de l’Express de s’interroger sur « la révolte arabe et les intellectuels français », et de pointer du doigt la timidité des sachant hexagonaux. L’hebdomadaire convoquait à cette fin un panel représentatif de spécialistes multicartes dont le cœur du métier consiste habituellement à écumer les plateaux de télévision en assénant des avis péremptoires et en gratifiant de regards suspicieux à tendance scandalisée tout interlocuteur qui ne les partagerait pas. Il est vrai que l’on est assez peu habitué à la prudence chez le  philosophiste  Bernard Henry-Lévy, à la mesure chez le  fascistologue Daniel Lienberg, ou à la perplexité chez la  laïcothérapeute Caroline Fourest. 

     

    On peut toutefois s’interroger sur le bien fondé de la démarche choisie par Le Monde comme par l’Express, qui consiste à interroger des « intellectuels généralistes », puis à s’étonner de leur difficulté à offrir une opinion simple, globale et définitive sur une cascade d’évènements d’une complexité extrême, et dont la prétention à prévoir l’issue relèverait plus de la cartomancie que de la science. Cette démarche est d’autant plus étonnante dans un monde où l’expertocratie et l’hyperspécialisation triomphent partout et où le réalisme froid des technocrates semble s’être substitué à l’idée même de sens de l’histoire ou de vision politique. Il faut que nous soyons allés fort loin dans la fin des idéologies pour exiger aujourd’hui de moralistes télévisuels qu’ils nous vendent du rêve à tout prix en nous contant l’histoire de la démocratisation inexorable, de la maturité des sociétés du Sud et des peuples en marche. 

     

    L’idée même d’intellectuel « généraliste » ne va pas sans poser problème, face à un évènement inédit et d’envergure majeure. Sommer nos clercs de le décortiquer « à chaud » c’est oublier que La pensée complexe chère à Edgar Morin ne va pas de soi dans les sciences sociales. Inévitablement, le politologue, l’historien, le sociologue tronçonnent le réel, le compartimentent, le simplifient à l’excès. Ils proposent une grille de lecture éminemment partielle, qui, sans nécessairement générer de l’erreur, ne constitue qu’un prisme parmi bien d’autres possibles. La vérité d’un phénomène géopolitique se situe au croisement de mille angles de vue, et ne s’appréhende qu’au terme d’un long processus d’analyse.

     

    On peut certes trouver, au détour d’une lecture, un facteur explicatif parcellaire mais génial. Par exemple, on peut considérer que les peuples arabes, en écrivant une page de La raison dans l’histoire, donnent raison à…Emmanuel Todd. Cet observateur de longue date du monde arabo-musulman pronostiquait déjà en 2002 les convulsions qui secoueraient le Moyen-Orient avant son entrée dans une modernité supposée garantie par les progrès conjoints du contrôle des naissances et de l’alphabétisation. Dans Après l’Empire[2], le démographe écrivait :« de nombreux pays musulmans sont en train d’effectuer le grand passage. Ils quittent la routine mentale paisible d’un monde analphabète et marchent vers cet autre monde défini par l’alphabétisation universelle. Entre les deux, il y a les souffrances, et les troubles du déracinement ». En somme, si l’on suit Emmanuel Todd, la révolution dite « du Jasmin », celle « du Papyrus », et toutes celles dont on attend l’issue avant de les affubler d’un sobriquet écolo-compatible, ne seraient que les inévitables et ultimes convulsions qui accompagnent l’avènement prévisible et définitif de la démocratie. Cette foudroyance de Todd apporte un éclairage judicieux sur les révolutions arabes. Mais l’on en saisit bien vite le caractère monocausal et restrictif, tant il est vrai que l’exégèse des pyramides des âges ne peut constituer une explication suffisante. En Chine, la politique de l’enfant unique a favorisé la transition démographique. Pour autant, on imagine mal ce pays aborder une révolution aujourd’hui.

     

    Outre les sciences politiques il est une autre discipline que l’on appelle volontiers à la rescousse : l’Histoire. Afin d’essayer d’appréhender les révoltes arabes, on peut en effet opter le postulat assez répandu selon lequel l’histoire bégaie. On chausse alors les lunettes du passé pour déchiffrer le présent. Ainsi les optimistes n’ont-il de cesse de lister les ressemblances entre les heurts Proche-orientaux et l’explosion de l’Union soviétique. Il faut pourtant une aptitude rare à l’onirisme pour voir en Mohamed El Baradeï un nouveau Vaclav Havel, ou pour exciper d’une quelconque gémellité entre la confrérie des Frères Musulmans et le syndicat Solidarnosc. Par ailleurs Radio Free Europe n’était pas Al Jazeera, et l’on twittait fort peu derrière le rideau de fer. Quant à la Perestroïka façon Kadhafi, elle peine à convaincre. Les pessimistes pour leur part devinent l’ombre de l’Iran des mollahs planant lourdement sur les mouvements arabes. Ils s’attendent à chaque instant à voir le spectre de l’ayatollah Khomeiny fondre sur Manama et déclamer un prêche rageur aux chiites Bahreïnis.  Enfin, les iréniques à l’ascendance prudente envisagent la possibilité d’une évolution de style « islamiste modéré » à la turque et ne savent s’ils doivent se désoler pour l’islamisme ou se réjouir pour la modération. Hélas, comparaison n’est pas raison. Et si la connaissance du passé éclaire le présent, elle ne permet pas encore de lire dans l’avenir.

     

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    Ainsi, face à l’enchaînement spectaculaire des révolutions arabes, les intellectuels médiacrates demeurent prudents. On ne saurait leur tenir rigueur de nous épargner les déclarations à l’emporte-pièce. Ce silence pudique vaut bien, pour une fois, qu’on les appelle des sages. Il faudra du temps pour tirer les premiers bilans du processus à l’œuvre au Moyen-Orient, et pour l’envisager sous toutes ses facettes : géopolitique, sociologique, économique, historique….En attendant, pour les amateurs de joies simples et de colère facile, il demeure possible de se repaître des apparitions télévisées de Mouammar El-Kadhafi. L’analyse est à la portée de tous : à l’évidence, ce type est un salaud !

     

    Coralie Delaume



    [1] En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne sont pas les néoconservateurs américains qui ont inventé le concept de « fin de l’histoire », que l’on doit à Georg W. F. HEGEL, et non à George W. BUSH.

    [2] Emmanuel TODD, Après l’Empire : Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.


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